dimanche 18 septembre 2011

La promeneuse des nuages



"Il y avait dans le groupe en question un avaleur de sabres avec tout son attirail, un charmeur de serpents qui ne se séparait jamais de son pipeau et du panier d’osier fermé d’un couvercle où dormait, prétendait-il, une vipère exotique au venin foudroyant, et un lanceur de couteaux qui voyageait en compagnie de sa partenaire, une gitane élancée comme une liane et sombre comme un ciel d’orage. Celle-ci s’était confiée à moi. Elle était lasse de sa vie d’errance, rêvait d’un foyer, d’une famille. J’étais un peu gêné de sa confiance, puisqu’en l’acceptant secrètement je trahissais celle de ses compagnons, mais peu à peu j’en était venu à comprendre son désarroi et sans doute aussi n’étais-je pas resté insensible au charme de son regard mélancolique. Un jour où le bateau faisait escale dans une de ces rares îles lointaines qui ne sont pas encore répertoriées sur toutes les cartes, elle vint vers moi. La matinée tirait à sa fin, je fumais une cigarette sur le pont, allongé dans un transat en relisant quelques pages de Kipling. Elle s’arrêta à mes côtés, l’air nerveux. J’interrompis ma lecture, levai les yeux vers elle. Elle se mit à parler rapidement, en regardant fréquemment par dessus son épaule. Il fallait que je me rende à terre, que je trouve un guide qui nous emmènerait sur les chemins du volcan de cette île. Il le fallait, elle le savait, sa liberté était là, elle en était sûre, elle reconnaissait ce volcan qu’elle distinguait pour la première fois dans le lointain mais qui avait hanté ses rêves pendant des mois, des années, sans qu’elle sût pourquoi. Je me levai, allai m’appuyer au bastingage, envisageai la silhouette du volcan dont le sommet se perdait dans les nuages. Je fus pour dire : “Soit. Je me fais fort de trouver un guide et je veillerai à ce qu’il tienne ses distances, mieux vaut ne pas trop faire confiance à ces sauvages. Nous aurons tôt fait de gravir ce volcan et de comprendre sa signification. Oui, j’affronterai les précipices et la lave si votre liberté est à ce prix.” Au lieu de quoi je m’entendis répondre : “Comme vous y allez. L’affaire n’est pas sans danger. Nous ne connaissons rien de ces sauvages, et puis un volcan, cela se réveille ! En plus ses pentes me semblent bien escarpées et je suis sujet au vertige.” Elle porta un doigt à sa bouche, en mordilla l’ongle, puis dit dans un souffle “Si vous acceptez je me donnerai à vous.” Sur quoi elle tourna les talons et s’enfuit. Je m’en voulais de la lâcheté de ma réponse, et plus encore de l’avoir en quelque sorte forcée à la promesse qu’elle venait de me faire. Je la désirais bien sûr, mais dans le cadre d’un sentiment romantique qu’avait déjà largement échafaudé mon esprit, pas dans celui d’une reconnaissance de dette ! Désemparé, je choisis la fuite en avant. Je profitai d’une chaloupe qui allait au ravitaillement pour gagner la terre. Un matelot, encouragé par l’offrande d’une bouteille de vieux rhum, accepta de m’aider. Il baragouinait quelques mots des dialectes de ces mers lointaines et parvint à me dénicher un guide et à lui faire comprendre ce que j’attendais de lui. Un peu de verroterie que j’avais pris soin d’apporter conclut l’affaire avec le sauvage. De retour sur le bateau, j’appris la nouvelle à la gitane. Elle n’eut pas l’air étonnée. Elle m’annonça à son tour que ses compagnons avaient eu vent de notre projet d’excursion et avaient décidé de se joindre à nous. J’avais fixé le départ deux heures avant l’aube. Le capitaine, un vieux hibou perpétuellement mal rasé et bougon qui avait la réputation de ne jamais dormir, ou plus exactement de dormir éveillé à la façon des requins, nous recommanda d’être de retour avant le lendemain midi, sans quoi il n’aurait d’autre choix que d’appareiller sans nous, et nous d’attendre son prochain passage dans six ou huit mois. Une chaloupe nous déposa à terre au prix d’une autre bouteille du même vieux rhum. Le guide nous attendait. Dès que nous fûmes à terre, il se mit en route sans se soucier de savoir si nous le suivions. Il marchait pieds nus, et pour autant il nous aurait distancé si nous n’avions pris soin de le héler régulièrement pour l’avertir qu’il se pressait trop. Il s’arrêtait alors quelques instants, haussait les épaules et repartait du même pas. L’ascension proprement dite commença alors que le soleil émergeait à peine de l’océan cuivré. Des heures durant, nous cheminâmes sur un sentier que l’on devinait à peine, au coeur d’une végétation lourde du vrombissement d’insectes géants, des cris énervés de singes invisibles et des sifflements bizarres d’oiseaux inconnus. Je dois préciser que pour tout bagage, l’avaleur de sabre s’était muni d’un sabre, le charmeur de serpents de son pipeau et de son panier d’osier, et le lanceur de son couteau le plus précieux. La gitane ne portait que son espérance. J’étais le seul à avoir prévu de l’eau, heureusement en quantité suffisante pour la partager avec qui m’en demandait. À ce propos, notre guide ne m’en demanda pas une fois. Tout juste de temps en temps cueillait-il un fruit rouge de la taille d’une grosse framboise qui abondait au long de certaines portions du chemin, le portait à sa bouche et en recrachait le noyau, tout cela sans jamais ralentir le pas. Je me gardai bien de l’imiter, de peur qu’il s’agisse d’une variété vénéneuse comme ces contrées en comptent tant. Mes compagnons d’aventure, moins timorés, se mirent à imiter le guide, et je remarquai que si au début ils goûtaient le fruit inconnu avec hésitation, ils se mirent bientôt à le déguster avec une sorte de soif qui appelait déjà le suivant. Je tentai de dissuader la gitane de les imiter, mais elle dédaigna mon conseil avec un regard hautain. À mesure que nous grimpions, la chaleur et les sons ambiants s’atténuaient imperceptiblement, tant et si bien que nous nous retrouvâmes environnés d’air frais et d’un silence total sans être capable de dire depuis quand nous avions franchi cette frontière. La végétation avait elle aussi peu à peu fondu pour faire place à de la pierraille, et à ce jour j’ignore encore comment notre guide pouvait y marcher sans se blesser. Je remarquai que mes compagnons guettaient avec obstination le bord du chemin, et je mis un moment à comprendre qu’ils y cherchaient les fruits rouges, lesquels avaient eux aussi disparu du décor. Bientôt, ils eurent une autre occupation pour leur esprit : le chemin était devenu de plus en plus étroit, jusqu’à n’offrir plus qu’une étroite corniche accrochée au flanc du volcan, où nous n’eûmes d’autre choix que d’avancer en file indienne en essayant, pour ma part en tout cas, de ne pas laisser la pensée du précipice que nous longions nous paralyser. L’air devenait froid, et chose extraordinaire à cette altitude, les fruits firent leur réapparition dans des petits buissons maigrelets accrochés à la paroi. Seule leur couleur avait changé, ils étaient maintenant de la teinte des myrtilles. Mes compagnons reprirent leur cueillette. Je leur fis remarquer que notre guide pour sa part ne cueillait plus et qu’il y avait peut-être à cela une raison, mais rien n’y fit. Chaque buisson accessible était nettoyé de ses friandises couleur de nuit, et ils n’hésitaient pas pour cela à se hisser sur la pointe des pieds au risque de glisser et de dévaler le précipice. Puis même ces buissons se raréfièrent et disparurent. Un brouillard léger monta de la vallée, tandis que des nuages se rassemblaient sur le haut de la paroi. L’un finit par rejoindre les autres, et bientôt nous avançâmes comme à tâtons, le regard de chacun agrippé à la silhouette qui le précédait comme un naufragé à sa bouée. Nous finîmes par nous trouver réunis sur une plate-forme de pierre, au bout du bout de tout. Le guide nous y attendait, les bras croisés.

Il se passa alors ceci.

La gitane s’écria : “Je sais que vous m’aimez, mais moi je n’aimerai que celui qui saura sortir de sa prison et me faire sortir de la mienne.” Il faut croire que je n’étais pas le plus vif d’esprit sur cette plate-forme en haut du volcan, puisque je me demandais encore ce qu’avait bien pu vouloir dire la gitane quand le charmeur de serpents s’écria :

- Moi je sors de ma prison !

Il posa son pipeau et son panier, et s’empara du sabre de l’avaleur avant que celui-ci n’ait pu réagir. Sans plus hésiter, il rejeta la tête bien en arrière, plaça le sabre pointe en bas au dessus de sa bouche grande ouverte. Il y plongea le sabre qui lui déchira le gosier, fit trois pas chancelants en arrière et bascula avec un borborygme affreux dans le précipice.

L’avaleur de sabres s’écria à son tour :

- Moi je sors de ma prison !

Il se plaça dos à la paroi et fit du menton un signe de défi au lanceur de couteaux. Celui-ci saisit le manche nacré à sa ceinture, fit glisser la lame hors de l’étui. Un geste sec du poignet et le couteau fit une volte au dessus de sa main. Il rattrapa la lame du bout des doigts, et sans viser lança le couteau qui vint se ficher dans le coeur de l’avaleur de sabre. Celui-ci tituba jusqu’au bord de la plate-forme, se laissa partir en avant et disparut.

Le lanceur de couteaux s’écria à son tour :

- Moi je sors de ma prison !

Il se pencha, retira le couvercle du panier d’osier du charmeur de serpents. Il ramassa le pipeau, s’assit en tailleur face au panier et commença à jouer. La tête du serpent apparut bientôt. Un instant plus tard, sans que je me rappelle l’avoir vu sortir du panier, il disparaissait en se faufilant dans la pierraille, tandis que le lanceur de couteaux debout, regardait l’air incrédule tantôt le pipeau qu’il avait lâché et qui était à ses pieds, tantôt les deux poinçons à son poignet. Puis il se tourna vers nous et dit :

- Alors ça mes gaillards ! Alors ça mes gaillards !

Il se mit à marcher comme un somnambule, le regard déjà vide, trébucha sur une pierre et disparut à son tour dans le précipice.

La gitane se tourna vers moi :

- Et toi ? Vas-tu sortir de ta prison ?

J’était tellement abasourdi par ce dont je venais d’être le témoin que pour toute réponse je levai les paumes devant moi pour lui signifier cet ébahissement.

- Alors, adieu.

dit-elle, Elle me tourna le dos et avança vers le bord de la plate-forme.

- Attendez !

m’écriai-je en me lançant enfin à sa suite. Le guide me rattrapa de justesse.

Quand à elle, je ne la vis pas tomber. Il me sembla voir sa silhouette poursuivre son chemin dans le nuage. Bien sûr cela était impossible. Le guide dut avoir la même hallucination, car il fit un geste de la main en direction de la silhouette imaginaire, comme pour la saluer.


Bien sûr cela était impossible. Et pourtant depuis ce jour je cherche dans les nuages la silhouette de la gitane, et il me semble l'avoir aperçue quelquefois."

Extrait de Souvenirs insolites d’un voyageur solitaire à la voix chevrotante, du capitaine Comtant-Delaître -  Éditions La Primesautière - 1932.

© Bibliothèque pour tous - Shaki Pelott 2011.
 Photographie : Shaki Pelott.